Idir, le troubadour engagé de la Kabylie
L'artiste, qui n'a pas chanté en Algérie depuis 1978, publie une compilation de ses titres, dont son succès international "A vava Inouva".
Rencontrer Idir quarante ans, jour pour jour, après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie, c'est disposer d'une entrée en matière pour interroger quelqu'un qui a la réputation de ne pas trop aimer se prêter au jeu de l'entretien. Discret jusqu'à l'obsession, le plus populaire des chanteurs kabyles, compositeur dans les années 1970 de A vava Inouva, le premier succès international maghrébin, sait se montrer extrêmement loquace sur les sujets qui occupent constamment ses pensées : l'Algérie, son histoire et ses drames, et l'identité berbère, cause pour laquelle il se bat. Il en parle avec avidité et conviction, mais toujours calmement. Il sait que les mots dits sur le ton de la confidence ont souvent plus d'impact que ceux clamés haut et fort.

Dans le hall d'un hôtel bordelais, le 5 juillet, Idir s'exprime comme il chante, d'une voix douce et paisible. Il ne sait pas encore en début d'après-midi s'il fera allusion à cet anniversaire lors de son concert du soir. L'idée de fête lui semble paradoxale, car "le cadre général de l'Algérie ne s'y prête pas, il y a actuellement une "mal-vie" dans le pays". D'ailleurs, quelle est donc cette indépendance célébrée aujourd'hui ? "Elle s'est concrétisée par une intégrité territoriale retrouvée, c'est tout. Après, quand il a fallu définir la personnalité de ce pays, on a eu tout faux. Ceux qui ont pris le pouvoir ont imposé une espèce d'idéologie idiote, l'idéologie arabo-islamique qui dit qu'il y a une communauté de pensées, de réactions, une harmonie, une mentalité identique que l'on soit du Maroc ou du Yémen. Or les univers sont totalement différents. Ils croyaient qu'avec l'acquisition d'une langue officielle qu'ils appellent l'arabe classique on allait peut-être pouvoir échanger, être des "frères". Quand on voit les réactions lorsque des intérêts économiques entrent en jeu, quand on voit ce qui s'est passé au moment de la guerre du Golfe, cela fait beaucoup rire. Une seule langue, ça n'enlève pas les habitudes, les traditions, les spécificités de chaque pays."

En 1962, au moment de l'indépendance, lorsque l'arabe est proclamé langue nationale et officielle et que l'on crée la chaîne de radiodiffusion dans cette langue, Idir ressent que le kabyle n'est pas pris en compte. Il voit sa mère regarder un journal télévisé auquel elle ne comprend rien. "Elle s'était pourtant battue pour ce pays." Idir se souvient encore de la chaleur de son ventre lorsqu'elle se couchait contre lui pour le protéger quand l'armée française envoyait sur le village des coups de mortier. Soudain, elle se retrouvait comme exclue de chez elle, niée dans son identité. Contre cette injustice, Idir s'insurgera.

Sa révolte s'exprime déjà dans le pseudonyme qu'il prend lorsqu'il commence à chanter à la radio. "Je ne l'ai pas choisi par hasard. J'étais révolté par un paradoxe. Je vivais dans un pays indépendant, dont les dirigeants tenaient des discours sur la libre expression des peuples, la liberté, et pourtant ne reconnaissaient pas ma culture maternelle. J'avais donc un besoin avide de conserver et de faire connaître mon identité. Idir, cela signifie "il vivra". A l'époque des grandes épidémies, on le donnait aux nouveau-nés pour conjurer le sort. Je l'ai choisi en pensant à ma culture, que je sentais menacée." Il y a une autre raison à ce pseudonyme : à l'époque, Idir ne veut pas que ses parents se doutent de quoi que ce soit. Sa mère rêve d'en faire un médecin, un pharmacien ou un ingénieur.

En 1973, alors qu'il est âgé de 19 ans, il est encore Hamid Cheriet, né à Aït-Lahcène, un village de haute Kabylie. Le lycée qu'il fréquente se trouve juste en face de la radio d'Alger, où il voit défiler les chanteurs kabyles qu'il admire. "J'ai commencé à les connaître, à leur jouer mes petits bouts de mélodie." C'est ainsi qu'il prépare une berceuse pour une chanteuse qui devait se produire dans une émission très populaire. Le jour dit, celle-ci tombe malade. "Le producteur affolé est venu me chercher devant le lycée pour que je la remplace au pied levé. Je ne savais pas alors que j'avais mis ce jour-là le doigt dans un engrenage qui allait complètement transformer ma vie." Son père souhaitait qu'il délaisse le football pour les études. En définitive, il abandonnera le sport comme la géologie et son diplôme restera dans un tiroir. "La musique m'a choisi."

Sa vie apparaît en résumé dans la compilation sortie en mai (Deux rives, un rêve, Saint George/Sony Music), illustrée de quelques photos. Quatorze titres dont un inédit que lui a écrit Jean-Jacques Goldman, Pourquoi cette pluie, évoquant la tragédie de Bab el-Oued, le déluge qui a fait des centaines de victimes en novembre 2001. Un album - le quatrième seulement depuis le début de sa carrière - contenant évidemment A vava Inouva, le titre (adapté depuis en plusieurs langues) qui le fera entrer dans le hit-parade en France, pays où le chanteur s'installe en 1975. "Une chanson toute bête décrivant simplement l'ambiance d'une veillée au coin du feu, mais que les gens ont prise ensuite comme une sorte d'hymne à l'identité."

L'émotion est la force des chanteurs, souligne Idir. Un membre des Groupes islamiques armés (GIA) lui a même dit un jour, après un concert : "Tu es plus fort que nous, car tu utilises le côté émotionnel pour leur parler." Ce pouvoir qu'ont les chanteurs et les poètes peut-il agir sur le cours des événements ? "Nous sommes des marchands de rêves, nuance-t-il. A défaut de changer les choses, on peut donner des petits coups de boutoir."
Les temps ont changé. Le chanteur rappelle qu'autrefois, lorsqu'une guerre éclatait, chaque camp envoyait ses meilleurs poètes, avant de prendre les armes, pour des joutes oratoires. Si un poème était apprécié à l'unanimité, le combat n'avait pas lieu. "Je suis un imbécile qui croit encore, qui rêve", reconnaît Idir, sans perdre de sa lucidité. Celle-ci l'empêche encore aujourd'hui de retourner en Algérie où il n'a pas donné de concert depuis 1978. "Même si la vie continue là-bas, j'aurais l'impression d'aller chanter au-dessus d'un charnier."

|